31.

Haïssable héroïsme

Tobias expérimenta la relativité.

Chaque seconde dura une heure. Tous les sons : grincements de porte, vent contre les fenêtres, craquements de bois, lui redonnaient espoir, avant que le silence ne revienne le torturer.

Que se passait-il tout là-haut, au sommet de cette tour maudite où le langage pouvait sceller bien des malheurs ?

Ambre souffrait-elle ?

Tobias avait bien son idée mais il refusait de l’admettre.

Colin lui proposa un verre d’orangeade, il le refusa sèchement.

— Vous n’êtes pas vraiment là pour trahir les Pans, comprit Colin. Pas vrai ?

Tobias l’ignora. Il n’en pouvait plus d’attendre. Il ne rêvait que d’enfoncer la porte et tirer son amie des griffes de cet odieux bonhomme.

Cela signifiait abandonner Matt.

Alors pour sauver l’un d’entre nous, nous sommes prêts à sacrifier une part de notre innocence ? Ce qui fait encore de nous des Pans…

Après cela, Ambre allait-elle changer ? Devenir une Cynik petit à petit ?

Tobias préférait ne pas y penser, c’était trop abominable.

Puis la grande porte se déverrouilla, le déclic descendit dans l’escalier jusqu’à l’étage où s’impatientait Tobias. Il se précipita.

Ambre était sur le seuil, les bras croisés comme pour se protéger. Elle n’exprimait rien. Ni peine, ni joie.

Tobias chercha une raison d’être soulagé en la scrutant, il croisa son regard mais elle baissa les yeux.

Alors le cœur de Tobias se serra, s’enfonça tout au fond de sa poitrine, comme dans un petit coffre trop étroit.

Il se sentit mieux immédiatement. Moins vulnérable.

Moins proche d’Ambre aussi.

Le Buveur d’Innocence approcha, tout sourires :

— Je vais vous aider, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre si nous voulons rattraper le bateau d’Erik, je vais préparer le dirigeable. Colin va s’occuper de vous !

Sur quoi il se coula dans une autre petite tour.

Tobias voulut poser sa main sur l’épaule d’Ambre pour la réconforter mais celle-ci se dégagea aussitôt.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-il. Tu veux en parler ?

— Nous n’en parlerons pas, nous n’en parlerons jamais, et à partir de maintenant toi et moi allons considérer qu’il ne s’est rien passé. C’est compris ?

Tobias acquiesça doucement.

Peut-être avait-elle raison ? C’était mieux ainsi, ne plus évoquer le sujet… Pourtant il lui semblait qu’enterrer ce genre de malaise c’était compromettre la terre sur laquelle Ambre allait se construire, et tout ce qu’elle sèmerait ensuite à cet endroit de sa personnalité risquait de … pourrir.

C’est son choix, je ne peux rien décider pour elle, regretta-t-il avant de constater que le coffre qui protégeait son cœur fonctionnait assez bien.

— Alors nous partons en chasse ? dit-il. Pour retrouver Matt !

Ambre se fendit d’un sourire qui sonnait faux.

 

Les préparatifs ne prirent pas plus d’une heure, puis Colin les conduisit jusqu’au sommet de la tour, sous un toit pentu, vers des passerelles suspendues au-dessus du vide.

Le vent soufflait assez fort, renforçant la sensation de vertige.

Au bout des planches, la nacelle du dirigeable flottait, accrochée par des dizaines de filaments translucides à la longue méduse qui flottait dans le ciel. De près elle évoquait le Nautilus à Tobias ; contrairement à ses camarades de classe, il avait toujours adoré les romans de Jules Verne qu’il trouvait passionnants. Trente mètres de long, de larges fenêtres rondes et une forme profilée, elle ressemblait à un sous-marin.

— Cette créature produit de l’air chaud dans son ventre pour se tenir à température élevée, et comme celui-ci est creux et immense, elle vole en permanence ! expliqua le Buveur d’Innocence en criant par-dessus les rafales. À l’instar d’une montgolfière !

Ils prirent place dans la cabine de pilotage à l’avant, face à une grande baie vitrée qui leur donna l’impression de marcher au-dessus de la ville.

Colin terminait de charger les affaires. Il avait couru à l’autre bout de Babylone à la demande des deux adolescents pour récupérer leurs sacs à dos et transpirait abondamment.

— Comment obligez-vous la méduse à prendre la direction de votre choix ? s’informa Tobias, désireux de comprendre.

Le Buveur d’Innocence tapota sur une grosse boussole puis désigna plusieurs manettes en bois et en cuir devant lui :

— Il suffit de choisir un cap et ensuite ces instruments permettent d’effectuer différentes pressions sur les filaments principaux, à droite, et elle vire à tribord, à gauche, et elle tourne à bâbord. Cette molette ouvre un clapet au niveau de son ventre et dégaze de l’air chaud qui fait chuter l’altitude. Celui-là la stimule et elle produit davantage d’air chaud pour grimper dans les airs, et enfin ici, je peux tirer pour exercer une force sur l’avant de son corps, ce qui la fait ralentir. Il n’existe par contre aucun moyen de la faire aller plus vite, elle se déplace à une vitesse constante.

Tobias était admiratif, il en oubliait toute méfiance.

— Bien entendu, c’est moi qui ai tout conçu, ajouta l’homme fièrement.

— Elle se nourrit comment ?

— Je te montrerai pendant le voyage, c’est assez impressionnant. À présent installez-vous, nous allons partir. Colin ! Libère les amarres et ferme la porte !

Colin obéit, après quoi le Buveur d’Innocence actionna diverses manettes et toute la nacelle craqua tandis qu’ils se mirent à avancer.

Le spectacle par la grande baie était magnifique. La tour s’éloigna d’un coup ; rapidement, ils survolèrent les remparts, puis le fleuve et en un instant la ville fut derrière eux.

— Qu’y a-t-il à bord ? interrogea Tobias après avoir admiré la vue.

— Ce poste de conduite, un vaste salon puis quatre chambres et le hangar à l’arrière. Bien assez pour nous quatre.

— Combien de temps avant de rattraper le navire qui détient Matt ? demanda Ambre sèchement.

— Difficile à dire, ils ont une douzaine d’heures d’avance…

— Nous sommes bien plus rapides que ce bateau, n’est-ce pas ? supposa Tobias.

— Ce n’est pas un véritable voilier, le vent ne sert que pour les manœuvres délicates et pour reposer le lombric de quille.

— Qu’est-ce que c’est un lombric de quille ?

— Un immense ver marin qui vit dans la cale et qui est déployé pour parvenir à la vitesse de croisière, ce monstre nage bien, mange peu et parvient à tracter sur son dos de grands poids. C’est le seul que nous ayons réussi à capturer. Tant que le lombric de quille les propulse, je crains que nous ne puissions pas gagner du terrain, cependant, cette bestiole doit se reposer plusieurs fois par jour, alors, si les vents ne sont pas propices, ils n’auront que le courant pour leur faire descendre le fleuve. Si la chance est avec nous, nous les rejoindrons avant Hénok.

Tobias avait espéré une poursuite plus aisée.

— C’est loin cette cité ? demanda-t-il.

— Trois jours à peu près ; notre limite. Si nous ne les interceptons pas avant, alors il sera trop tard ! Car nous ne pourrons stationner à Hénok plus de quelques heures, avant que la nuit tombe.

— Pour quelle raison ? C’est encore plus surveillé ?

— Dans cette région, la nuit, les Mangeombres sortent chasser, c’est pour ça que la ville est enterrée. Personne ne peut sortir à la tombée du jour. De toute façon, au-delà de Hénok, commence Wyrd’Lon-Deis, et je ne m’y aventurerais jamais. Personne ne le fera pour vous aider. Nous devons retrouver votre ami avant Hénok, sinon ce sera perdu.

— Et si on parvient au bateau, c’est quoi le plan ?

Le Buveur d’Innocence toisa Tobias avec un rictus méprisant.

— C’est votre ami, non ? dit-il. À vous de vous débrouiller ! Moi je ne fais que le chauffeur !

Tobias se laissa tomber dans son siège, face au paysage qu’ils engloutissaient sous la baie vitrée.

Sauver Matt n’allait pas être facile.

Et pour la première fois, il se mit à douter. Il ignorait tout de ces dangers et obstacles qu’évoquait leur pilote.

N’étaient-ils pas en train de voler vers leur propre perte ?

Il observa Ambre qui fixait l’horizon, déterminée.

Elle est loin à l’intérieur d’elle-même, songea Tobias, tentant par tous les moyens de vivre avec son sacrifice.

L’aventure n’avait décidément rien d’euphorisant.

À trois cents mètres d’altitude, par une vitesse de trente nœuds, Tobias fit une constatation terrible.

Si les héros existaient bel et bien dans cette réalité, alors leur vie était un enfer.

Autre-monde 2 - Malronce
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